L’Affaire des Poldèves

L'affaire des Poldèves (affiche)

Revendiquant pour moi-même le titre d’Honorable Imposteur1 et convaincu qu’une bonne imposture peut-être érigée en une forme d’art, j’ai beaucoup ri en découvrant, au détour d’une émission de radio, ce que certain ont appelé l’ « Affaire des Poldèves ». Un fait divers politique que je range sans attendre dans mon cabinet de curiosité numérique. En voici donc l’histoire…

Au printemps 1929, la France semble encore danser au rythme des Années Folles. Une prospérité de façade, portée par la stabilisation du franc Poincaré en 1928, masque les craquements d’un édifice politique et social de plus en plus fragile. Tandis que l’euphorie spéculative mène Wall Street à sa perte imminente, la France, protégée par ses structures économiques encore archaïques et un protectionnisme prudent, se croit un temps à l’abri du marasme mondial. Pourtant, sous ce vernis d’insouciance, la IIIe République est rongée par une instabilité ministérielle chronique et une polarisation politique croissante. L’antiparlementarisme, alimenté par une succession de gouvernements éphémères et de scandales, devient un sentiment diffus mais puissant, offrant un terreau fertile aux ligues d’extrême droite, au premier rang desquelles figure l’Action Française de Charles Maurras.

C’est dans ce climat de défiance et de tensions feutrées que le canular s’affirme non plus comme une simple farce d’étudiant, mais comme une arme politique redoutable. Le mot lui-même, attesté dans l’argot de l’École Normale Supérieure, porte en lui les stigmates d’une joute intellectuelle où le ridicule tue plus sûrement que l’épée. Il ne s’agit pas seulement d’abuser de la crédulité d’autrui, mais de le faire avec un esprit si cruellement affûté que la victime se retrouve non seulement trompée, mais publiquement humiliée, exposée dans sa sottise ou, pire encore, dans la vacuité de ses propres certitudes idéologiques.

En mars 1929, un journaliste et militant royaliste du nom d’Alain Mellet, plume acérée du quotidien L’Action française, décide de porter cet art à son paroxysme. Son projet est d’une simplicité diabolique : inventer de toutes pièces un peuple opprimé, les Poldèves, et solliciter l’appui des parangons de la vertu républicaine, les députés, pour défendre leur cause inexistante. Cette opération n’est pas une simple plaisanterie ; elle est le symptôme d’un mépris profond pour le système parlementaire. Dans une République où la « valse des ministères » est devenue la norme et où les grands discours sur les droits de l’homme semblent déconnectés des réalités politiques, le canular poldève vise à administrer une preuve par l’absurde : le régime est dirigé par des esprits si crédules et si prisonniers de leurs propres clichés qu’ils sont prêts à s’enflammer pour une chimère. L’affaire des Poldèves est bien plus qu’une anecdote savoureuse ; c’est une manœuvre stratégique de délégitimation politique, une satire en action conçue pour révéler les fissures d’une République qui, tout à sa prospérité apparente, ne voit pas encore le gouffre qui s’ouvre sous ses pieds.

Le Cri d’un peuple opprimé

L’efficacité d’une mystification réside dans sa capacité à mimer la vérité avec juste assez d’imperfections pour paraître authentique. Les lettres envoyées dès le 18 mars 1929 par le fantomatique « Comité de Défense Poldèves » sont des chefs-d’œuvre du genre. Alain Mellet, leur auteur, ne se contente pas de forger un récit ; il en module la langue, le ton et les références pour qu’ils résonnent avec une précision chirurgicale dans l’esprit de ses cibles.

Le premier artifice, et le plus visible, est linguistique. Les missives sont rédigées dans un français « quelque peu malmené », comme le reconnaîtra Mellet lui-même, afin de simuler la plume d’étrangers dont la langue maternelle n’est pas celle de Voltaire. Cette syntaxe chancelante et ces fautes d’orthographe savamment distillées ne sont pas des signes de négligence, mais des gages d’authenticité. Elles créent une distance culturelle qui rend la supercherie plus difficile à percer : qui irait soupçonner une manipulation si grossièrement formulée ?

Sur ce canevas linguistique s’esquisse ensuite un drame d’un pathétisme irrésistible. Le récit des malheurs poldèves est un concentré de tous les clichés du peuple martyr. On y trouve des « grands bourreaux propriétaires terriens », une « soldatesque » sanguinaire, et des exactions conçues pour frapper l’imagination. La lettre du 4 avril, destinée à relancer les députés peu réactifs, atteint des sommets de mélodrame : « La révolte se fait dans deux districts déjà. Alors, pour reprézailles (sic), la bourse du travail de Tchercherlla a été incendiée par des sanguinaires comme les fascistes d’Italie. Un cent de nos pauvres frères esclaves ont vu la mort […] Il y a des filles qui ont connu la violation ! Et tout cela sans jugement ! Sans jugement ! » L’incendie d’une Bourse du Travail, le massacre d’ouvriers, la violence faite aux femmes : chaque élément est calibré pour activer les réflexes compassionnels de la gauche républicaine.

Cette construction narrative s’apparente, avec près d’un siècle d’avance, à certaines techniques de désinformation contemporaines. Elle établit un récit de victimisation archétypal, peuplé d’antagonistes clairement identifiés (les « fascistes », les « propriétaires ») pour susciter une indignation immédiate. Les allégations, particulièrement les plus choquantes comme les viols, sont par nature invérifiables mais émotionnellement puissantes, court-circuitant l’analyse critique au profit d’une réaction viscérale.

Pour parachever le piège, Mellet ancre cette fiction dans un terreau idéologique familier à ses destinataires. Il ne se contente pas d’invoquer les droits de l’homme en général ; il flatte l’orgueil national et républicain de ses correspondants. Il en appelle à « La France de 1793, qui avec son glaive flamboyant a piétiné les tyrans et les rois » et, surtout, il place la cause poldève sous le patronage d’une figure tutélaire de la gauche anticléricale : Voltaire. La référence aux « lettres de Voltaire à Constance Napuska » est un coup de génie. Elle confère une profondeur historique et une légitimité morale à ce peuple sorti du néant, tout en utilisant les propres héros de ses adversaires contre eux. Enfin, la demande formulée est d’une modestie désarmante : il n’est pas question d’argent, mais d’un simple « appui moral par une lettre » à présenter à une sous-commission de la Société des Nations. En abaissant ainsi le coût de l’engagement, Mellet rend le refus presque impossible pour tout « homme de cœur ». Le piège est tendu, parfait dans sa psychologie et redoutable dans son cynisme.

La République mord à l’appât

L’appât, si habilement confectionné, ne tarda pas à trouver preneur. La cible principale de Mellet était sans équivoque : les « députés de gauche et anticléricaux », ceux que l’Action Française considérait comme les incarnations de la mièvrerie humanitariste et de la crédulité républicaine. Le succès fut au rendez-vous. Au premier envoi, quatre députés répondirent avec diligence et compassion : Pierre Cazals, Camille Planche, Charles Boutet et Armand Chouffet.

Le profil de ces hommes politiques est révélateur. Armand Chouffet, par exemple, était un avocat, député socialiste (SFIO) du Rhône et maire de Villefranche-sur-Saône. Homme de conviction, engagé dans la vie locale et les causes sociales, il représentait précisément le type d’élu dont l’identité politique reposait sur la défense des opprimés et la foi dans le progrès social. Pour un tel homme, ignorer l’appel déchirant d’un petit peuple écrasé par la tyrannie aurait été un reniement.

Les réponses, dont Mellet se délectera plus tard, témoignent d’une sincère émotion. L’une d’elles, citée dans la presse, résume parfaitement l’état d’esprit des dupés : « Messieurs, L’exposé des souffrances qu’endure la nation poldève ne saurait laisser un homme de cœur indifférent. Nombreux, je l’espère, sont ceux qui protestent, avec vous, contre les injustices et les iniquités qui s’abattent sur vos frères malheureux ». La rhétorique de la lettre a parfaitement fonctionné : l’appel à la « conscience » et au « cœur » a été entendu.

Cependant, il serait réducteur de n’attribuer cette méprise qu’à la seule naïveté. Dans le contexte politique hautement polarisé de l’époque, la compassion n’était pas seulement un sentiment, mais aussi une posture. Pour un élu de gauche, afficher son soutien à une cause humanitaire internationale était une manière de réaffirmer son identité idéologique face à une droite nationaliste et souvent isolationniste. La cause poldève, avec ses accents de lutte des classes et son anticléricalisme implicite (l’appel mentionne que « L’Evêque poldève n’a rien fait du tout, on dirait qu’il n’existe pas ! » ), offrait une occasion parfaite de ce qui s’apparenterait aujourd’hui à un signalement de vertu. C’était une action à faible coût et à fort rendement symbolique, permettant de se draper dans les habits du défenseur des peuples contre l’oppression.

L’Action Française, dans son cynisme absolu envers ces valeurs républicaines, avait sans doute anticipé cette dynamique. Le piège ne visait pas seulement l’intelligence des députés, mais aussi leur psychologie politique, pariant sur la prévisibilité de leur performance vertueuse. L’ironie, cruelle, est que Mellet lui-même concéda avec une certaine lucidité que la bêtise n’était l’apanage d’aucun camp. « La pêche eût été aussi poissonneuse dans les rangs de la droite républicaine », admettra-t-il, suggérant que la crédulité était une chose bien mieux partagée au sein de la classe politique que les clivages partisans ne le laissaient paraître. La critique, bien que lancée depuis l’extrême droite, éclaboussait ainsi l’ensemble du système parlementaire.

L’Action Française tire les ficelles

Si la première couche du canular était un drame pathétique destiné aux âmes sensibles, la seconde était une farce cryptée, un festin de mots d’esprit et de références privées à l’usage exclusif des initiés de l’Action Française. C’est là que se révèle toute la perversité intellectuelle d’Alain Mellet, militant royaliste chevronné et homme de lettres, qui orchestrait cette « mêlée générale ». Chaque nom propre, chaque lieu, chaque détail de l’histoire poldève était un clin d’œil, une insulte codée ou une private joke.

Le véritable sel de l’affaire résidait dans ce double langage, qui permettait aux auteurs de se moquer de leurs victimes à visage découvert, mais dans une langue qu’elles ne pouvaient comprendre. La mystification était totale : pendant que les députés lisaient un appel à l’aide, les lecteurs de L’Action Française déchiffraient une proclamation de leur propre supériorité intellectuelle et de leur mépris.

Le Pot aux Roses

Une fois les « poissons » ferrés et leurs lettres de soutien soigneusement collectées, il était temps pour les pêcheurs de révéler leur prise au grand jour. La révélation fut orchestrée avec le même soin que la mystification elle-même, se transformant en un véritable événement médiatique. L’Action Française démontra à cette occasion une maîtrise consommée de la manipulation de l’information, en plusieurs étapes calculées.

La première phase fut celle de la divulgation contrôlée. À partir du 13 avril 1929, le journal royaliste commença à publier des articles relatant l’affaire, dévoilant la supercherie à ses propres lecteurs. En étant à la fois l’auteur du canular et le premier média à le révéler, l’Action Française s’assurait une maîtrise totale du récit. Elle pouvait ainsi présenter les faits à son avantage, insistant sur la crédulité de ses adversaires et la supériorité d’esprit de ses propres rangs.

La seconde phase fut celle de l’amplification. L’histoire, trop belle pour être ignorée, fut rapidement reprise par la presse nationale et régionale. Le succès dépassa toutes les espérances : près de 400 journaux firent état de l’affaire au cours des mois d’avril et mai, transformant la Poldévie en un sujet de conversation national. La plupart des titres, notamment à droite, se délectèrent de l’humiliation des parlementaires de gauche. L’un des exemples les plus savoureux de cette curée médiatique est sans doute le poème moqueur publié par Le Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, un journal visiblement conservateur. Ses vers cinglants résument l’humeur générale :

Ce n’est qu’un grand peuple lunaire,
Les Poldèves n’existent point :
Mais elle existe, elle, et va loin.
La sottise parlementaire.

Le message était clair : la véritable découverte n’était pas la Poldévie, mais l’étendue de la bêtise au Palais Bourbon.

Alain Mellet lui-même a rapporté quelques anecdotes sur les jours qui suivirent la révélation, illustrant la réception de son œuvre. Il raconte avoir croisé le secrétaire d’un député qui, flairant l’arnaque, lui lança : « Méchant, vous nous l’aviez envoyé à nous aussi ! Si j’avais su que c’était vous, je n’aurais pas laissé le patron répondre ! » Plus révélateur encore est le récit de sa rencontre avec un ami d’enfance, devenu un « mangeur de curés » et une figure de la gauche radicale. Loin de lui reprocher sa manœuvre, ce dernier s’écria : « Tu as eu tort ! […] Si tu m’avais averti, je t’aurais donné des noms. » Cette réaction témoigne du cynisme ambiant et du mépris partagé, par-delà les clivages politiques, pour une partie de la classe dirigeante. Le canular, en fin de compte, ne faisait que confirmer une opinion déjà largement répandue.

L’Immortalité d’une chimère

L’histoire aurait pu s’arrêter là, sur le triomphe éphémère d’un groupe de polémistes d’extrême droite et l’humiliation de quelques députés. Mais le destin des Poldèves fut tout autre. Par une de ces ironies dont la culture a le secret, cette création née du fiel politique allait s’émanciper de ses créateurs pour connaître une postérité littéraire et populaire inattendue, devenant un nom familier bien au-delà des cercles qui l’avaient vu naître.

Le canular avait doté la France d’une nouvelle contrée dans sa géographie imaginaire, une sorte de Ruritanie à la française. Le nom de « Poldévie », avec ses consonances vaguement balkaniques, possédait une force d’évocation qui dépassait de loin le contexte de sa création. Des écrivains de premier plan, peu suspects de sympathie pour l’Action Française, s’en emparèrent. Marcel Aymé lui dédia une nouvelle, « Légende poldève », en 1943, et fit de la « Poldavie2 » le cadre de sa pièce La Tête des autres en 1952. Plus tard, des membres de l’Oulipo comme Raymond Queneau et Jacques Roubaud l’intégrèrent à leurs jeux littéraires, la faisant entrer dans le panthéon de l’avant-garde.

Mais c’est sans doute Hergé qui assura à la Poldévie son immortalité. Dans Le Lotus Bleu, dont les planches paraissent dans Le Petit Vingtième en 1935, il met en scène un personnage secondaire, sosie barbu de Tintin, qui, arrêté par erreur, s’exclame : « Non ! … Je ne suis pas Tintin ! … Je suis le consul de Poldévie ! … ». Ce simple gag, probablement un clin d’œil à une affaire qui avait beaucoup amusé la presse quelques années plus tôt, détacha définitivement la Poldévie de ses origines. Le pays imaginaire n’était plus l’instrument d’une cabale politique, mais un ressort comique, un nom exotique et absurde voisin de la Syldavie.

Ce processus de « découplage culturel » est fascinant. Une construction purement idéologique, conçue pour ridiculiser les valeurs républicaines, a été vidée de sa substance politique pour ne conserver que son enveloppe pittoresque. Les artistes qui s’en sont emparés ont adopté le nom, mais ont jeté l’idéologie qui l’accompagnait. Ils ont, en quelque sorte, blanchi la Poldévie de son péché originel.

L’ultime ironie, cependant, est que le mot a parfois retrouvé une charge politique, mais inversée. En 1939, dans un article célèbre questionnant l’opportunité d’entrer en guerre pour la Pologne, l’expression « mourir pour les Poldèves » fut utilisée comme une métaphore pour désigner une cause lointaine et futile. La créature de Mellet servait désormais à illustrer le pacifisme, un sentiment aux antipodes des convictions bellicistes de l’Action Française.

Ainsi, la Poldévie a survécu à ses créateurs et à leur projet. Née d’une volonté de destruction symbolique, elle est devenue un petit territoire inoffensif du patrimoine imaginaire francophone. Les instigateurs du canular, qui pensaient livrer un combat à mort contre la République, n’ont finalement réussi qu’à enrichir sa culture d’une chimère durable. Une victoire posthume, et bien involontaire, de leurs victimes.

  1. Mes proches se souviendront de l’Ordre d’Arimathie, une fraternité chevaleresque imaginaire, vouée à la Quête du Graal, qui a eu son petit moment de gloire sur la Toile début des années 2000. ↩︎
  2. Ou Poldévie ↩︎