Le manifeste de Jeff Huang pour un Web pérenne

Designed to last

Le World Wide Web, souvent imaginé comme une bibliothèque universelle et infinie, souffre d’une fragilité structurelle qui mine sa fonction de dépôt de la connaissance. Cette vulnérabilité se manifeste par le phénomène omniprésent de la « pourriture des liens » (link rot). Jeff Huang, Professeur Associé en Informatique à l’Université Brown et spécialiste en Interaction Humain-Machine (HCI) , a articulé ce désenchantement dans son manifeste This Page is Designed to Last, publié initialement en 2019.

Huang décrit un acte de nettoyage des signets numériques qui s’est transformé en désespoir. Des morceaux uniques de l’histoire du web et de la culture technique ont disparu : des écrits sur kuro5hin, des collections d’énigmes mathématiques, les tutoriels de reverse engineering de Woodman datant de ses années de lycée, et même des posts récents sur des défaillances de chargeurs USB-C. Ces ressources ne sont pas simplement déplacées ; elles ont disparu, remplacées par des pages d’erreur 404 ou des contenus de spam.

Cette érosion n’est pas un accident isolé, mais le symptôme direct de la complexité technique et de la dépendance aux plateformes. De nombreux créateurs de contenu indépendant, même universitaires, s’appuient sur des services centralisés tels que Wix ou Heroku pour la publication, ou utilisent des formats éphémères comme les fils d’actualité et les tweets. Le problème est que chaque plateforme hébergeant du contenu irremplaçable finit par mourir, comme l’histoire l’a montré avec Geocities et LiveJournal. De plus, l’auteur a lui-même contribué à ce problème, citant le cas d’un lien de démo pour un article scientifique publié sept ans auparavant, qui a été compromis. Il attribue cette négligence à la « paresse à éviter de devoir renouveler et maintenir une application web fonctionnelle année après année ». Ce constat amer sert de point de départ éthique au manifeste.

La cause profonde de la perte de contenu est moins liée à une défaillance de serveur qu’à un problème de durabilité humaine. L’industrie du développement web, en constante accélération, a introduit une complexité croissante des architectures, nécessitant des mises à jour constantes des librairies et des frameworks. Cette sophistication technique génère une « fatigue de maintenance » chez le créateur de contenu indépendant, qui n’est pas un développeur professionnel.

Le coût temporel et cognitif de la migration des services et de l’actualisation des dépendances est trop élevé pour le « mainteneur occasionnel ». Face aux problèmes de dépendances de paquets ou à la simple difficulté de se souvenir de la commande de déploiement après un an d’inactivité, les créateurs sont tentés d’abandonner, de compresser leurs fichiers pour s’en occuper « plus tard », et de laisser le contenu dépérir. Par conséquent, le manifeste de Huang propose une stratégie pour optimiser l’expérience de la maintenance et de l’archivage, des domaines souvent négligés au profit de la performance immédiate ou du design.

Jeff Huang et la philosophie de la pérennité

Jeff Huang n’est pas seulement un commentateur de l’état du web ; il est un chercheur actif dont le travail en HCI (Interaction Humain-Machine) à Brown University se concentre sur la création de systèmes personnalisés basés sur les données comportementales. Sa crédibilité est renforcée par l’obtention de subventions de la NSF, du NIH, de l’ARO, ainsi que de distinctions notables telles que le Google Faculty Research Award et le Mozilla Research Award pour ses travaux sur les attaques basées sur les navigateurs.

Ses travaux de recherche sont directement liés à la problématique de la rétention et de la gestion des données à long terme. Huang est notamment impliqué dans des projets comme irchiver, un outil d’archivage web personnel en haute résolution, et le développement de plateformes de données ouvertes. Le manifeste Designed to Last est donc le prolongement logique de son travail académique sur la gestion de l’information dans le temps.

Le manifeste se positionne comme un ensemble d’ « aspirations qui ne sont pas nécessairement controversées, mais qui ne sont pas courantes ». Il vise spécifiquement les sites dont la vocation est d’être purement informatifs, excluant les applications web complexes ou les sites gérés par des équipes informatiques.

La philosophie directrice est que la longévité n’est pas atteinte par l’adoption de la dernière technologie, mais par le refus des technologies rapides et fragiles. Huang identifie deux parties prenantes essentielles pour lesquelles les sites doivent être optimisés :

  • Le mainteneur occasionnel : Le site doit avoir de faibles besoins de maintenance, permettant à un créateur non-spécialisé de le laisser fonctionner pendant des années sans intervention.
  • L’archiveur : Les robots d’exploration (comme Internet Archive) et les outils d’archivage personnels doivent pouvoir sauvegarder et interpréter le contenu facilement.

L’objectif affiché est d’assurer l’accès au contenu pendant au moins 10 ans, potentiellement 20 ou 30 ans. Le succès réside dans l’action individuelle, en faisant des choix architecturaux qui garantissent que le contenu soit auto-suffisant et minimaliste.

Les 7 Principes

Le manifeste propose sept directives concrètes et souvent contre-intuitives par rapport aux pratiques modernes de développement. Ces principes constituent une feuille de route pour la « pérennité par la maintenance ».

Le premier principe, Retour à HTML/CSS vanilla, est le pilier de l’approche. Huang soutient que le HTML/CSS moderne, avec des fonctionnalités stables comme Flexbox, Grid, le canvas et les éléments vidéo natifs, est désormais suffisamment puissant pour éliminer la nécessité d’incorporer la plupart des bibliothèques JavaScript externes (comme jQuery ou Bootstrap). Moins il y a de dépendances, moins le site est fragile face aux mises à jour externes et aux failles de sécurité.

Le deuxième principe, ne pas minimiser le HTML, contredit une optimisation de performance courante. Bien que la minimisation du code compresse les fichiers pour économiser de la bande passante, Huang affirme que les économies sont marginales si la compression gzip est utilisée. L’inconvénient est l’ajout d’un processus de build (compilation) qui complique le workflow du mainteneur occasionnel. De plus, un code source lisible et non compressé est essentiel pour les utilisateurs et les développeurs qui cherchent à apprendre en utilisant la fonction « voir la source », conférant à ce principe une dimension pédagogique et éthique.

Le troisième principe, Préférer une seule page à plusieurs, découle d’une logique purement pragmatique : les pages multiples sont difficiles à maintenir et augmentent le risque de liens internes brisés. Pour le contenu informatif, l’utilisation d’une seule page à défilement vertical infini est préconisée. Pour assurer une gestion des versions stable, Huang propose de nommer les anciennes versions des fichiers avec la date de retraite au format ISO (par exemple, index.20191213.html).

Le quatrième principe, Mettre fin à toutes les formes de hotlinking, vise à éliminer les points de défaillance externes. Inclure directement des images, des feuilles de style, ou des fichiers JavaScript d’autres sites est extrêmement préjudiciable à la longévité. Si la source distante disparaît, l’effet est une défaillance en cascade. De plus, le hotlinking peut ralentir l’expérience utilisateur et permet à des tiers de suivre les visiteurs, soulevant des problèmes de confidentialité.

Le cinquième principe, S’en tenir aux polices natives, est peut-être le plus radical en termes de design. L’objectif est d’utiliser les 13 polices de base du web ou une pile de polices système qui correspond aux polices par défaut du système d’exploitation du visiteur. Cela évite le problème courant du clignotement des polices non stylées (flash of unstyled text) et garantit que le focus de l’utilisateur reste sur la délivrance du contenu. Adopter des polices natives signifie renoncer au contrôle esthétique personnalisé au profit d’une stabilité absolue du rendu. Ce choix montre que l’éthique de l’archivage (lisibilité garantie) prime sur l’efficacité commerciale et le branding visuel.

Le sixième principe, Compresser de manière obsessive les images, relie performance immédiate et archivage à long terme. La compression rigoureuse des images (minification des SVG, compression sans perte des PNG, dimensionnement précis des JPEG, et transition vers le format WebP) garantit non seulement un chargement plus rapide pour l’utilisateur, mais réduit également la taille totale du site. Des dossiers de sauvegarde légers sont plus faciles à stocker, à gérer et à migrer sur plusieurs décennies.

Le septième et dernier principe, Éliminer le risque d’URL brisée, aborde la fatalité de l’hébergement. Même si le code est parfait, le contenu meurt si l’URL hôte expire ou si le mainteneur oublie de renouveler le service. Pour contrecarrer ce risque, Huang insiste sur la mise en place de deux services de surveillance d’URL distincts et indépendants. La redondance est essentielle car, sur une période de 10 à 30 ans, il est fort probable qu’un service de surveillance externe s’arrête, passe à un modèle payant ou soit simplement oublié, et le second service agit comme une alarme de sécurité cruciale.

L’approche de Huang, axée sur la simplicité du code (P1), les polices natives (P5) et la compression (P6), converge avec les objectifs de l’éco-conception web. Un site léger et sans dépendances est intrinsèquement plus durable sur le plan environnemental, car il minimise la charge de traitement côté client et la quantité de données échangées. Ainsi, en visant la durée de vie du contenu, Huang atteint indirectement une durabilité écologique, un objectif désormais promu par le World Wide Web Consortium (W3C) dans ses nouvelles Web Sustainability Guidelines.

La réception par les acteurs d’Internet

Le manifeste, dès sa publication en 2019, a suscité une vive discussion au sein des communautés techniques spécialisées, notamment sur Hacker News (HN) et Reddit (r/web_design).

La communauté a largement validé le constat de Huang concernant l’échec de la gestion de la mémoire numérique. Le problème des signets morts (dead bookmarks) est universel, et les utilisateurs ont reconnu que les solutions modernes de lecture différée (comme Pocket) ne résolvent pas le problème fondamental de l’éphémérité si les plateformes elles-mêmes disparaissent.

Le manifeste a catalysé une discussion sur l’archivage personnel auto-hébergé. Les développeurs sur Hacker News ont souligné la faisabilité technique de créer automatiquement une archive au format WARC (Web ARChive) pour chaque page visitée, citant des outils de préservation comme Webrecorder. Ceci illustre une double approche pour la permanence : Huang propose une solution du créateur (concevoir simplement pour la longévité), tandis que la communauté propose une solution de l’utilisateur (archiver localement le contenu fragile).

Plusieurs développeurs et blogueurs ont adopté publiquement les principes de Huang. Antonio Rodrigues a fait part de ses efforts pour construire des blogs simples basés sur HTML et CSS purs. De même, le blogueur Dan Q a témoigné que son propre site, maintenu depuis 2003, suivait déjà cette philosophie de code lisible et sans dépendance externe. Il a cependant noté que même avec 15 ans d’effort et des redondances, le succès n’est pas garanti à 100 %, prouvant que la permanence est un combat continu.

Le principe le plus controversé concerne l’utilisation des polices natives (P5). Dans la culture moderne du design web, où le contrôle de l’esthétique est primordial, l’idée d’accepter les polices par défaut du système est apparue comme une concession majeure. Certains utilisateurs de Hacker News ont noté que les polices par défaut des navigateurs sont souvent considérées comme « assez laides ».

Au-delà de l’esthétique, le débat technique portait sur les problèmes de mise en page (layout issues). Remplacer une police personnalisée par une police native peut perturber gravement le rendu si les métriques des deux polices ne sont pas strictement identiques. L’exemple de RedHat, qui a investi pour créer les polices Liberation (avec les métriques exactes d’Arial et Times New Roman), souligne la complexité d’assurer un rendu stable sans contrôler le fichier de police lui-même.

Ce débat révèle une tension fondamentale : le développeur moderne est formé pour un contrôle visuel absolu (UX immédiate), tandis que la permanence exige un compromis sur ce contrôle en faveur de l’accessibilité garantie dans le futur. Huang choisit la fonction essentielle (lire) sur l’ornement (l’esthétique personnalisée).

L’accueil du manifeste a également mis en lumière le caractère fondamentalement centralisé de la solution de Huang. Bien qu’il critique l’éphémérité des grandes plateformes, sa méthode de permanence repose toujours sur la rigueur et l’engagement continu du « mainteneur » à payer l’hébergement et à maintenir la surveillance. L’accent mis par la communauté sur le double monitoring (P7) et sur les outils d’archivage personnel (WARC) prouve que les acteurs d’internet reconnaissent que pour durer, la dépendance à un seul service, ou à la seule volonté d’un individu, est un risque inacceptable. La permanence nécessite soit une intervention humaine redondante, soit une solution architecturale qui élimine le facteur humain.

Au-delà de la Maintenance

Le manifeste de Jeff Huang propose une pérennité par la simplicité de la maintenance humaine. Cependant, il est essentiel de le comparer au paradigme de la pérennité par l’architecture décentralisée, qui cherche à atteindre la permanence en rendant le contenu immuable et indépendant de tout acteur central.

Des initiatives comme Arweave abordent le problème de l’éphémérité en créant une solution systémique, souvent appelée Permaweb (Web permanent). Au lieu d’utiliser une blockchain traditionnelle, Arweave a développé une structure appelée Blockweave et a mis en place un système d’incitations économiques pour les mineurs (ceux qui stockent les données). Le protocole garantit qu’une fois le contenu téléchargé et le coût de stockage perpétuel payé (en cryptomonnaie), la donnée est répliquée indéfiniment sans possibilité d’être modifiée ou supprimée, même si le créateur d’origine disparaît.

Arweave se donne pour mission de devenir une « nouvelle Bibliothèque d’Alexandrie », un dépôt universel de la connaissance mondiale. Cette approche s’étend même à des domaines critiques, avec des partenariats visant à intégrer le stockage avec des technologies satellitaires pour une redondance des données hors-planète, se prémunissant contre les désastres terrestres.

La différence idéologique majeure entre Huang et les architectures décentralisées n’est pas technologique, mais philosophique. Le manifeste de Huang (publié en 2019, et ne discutant pas explicitement d’IPFS ou Arweave ) se concentre sur l’amélioration du processus humain. Pour Huang, la permanence est un acte continu de stewardship humain, facilité par le minimalisme.

Pour Arweave, la permanence est une garantie systémique et trustless (sans confiance), assurée par le code et les mécanismes économiques, éliminant la nécessité d’une rigueur humaine continue.

L’analyse montre que l’approche de Huang est optimale et immédiatement applicable pour le contenu informatif statique individuel (un article, un manifeste, des données académiques). Le faible coût d’entrée et la facilité de maintenance sont ses principaux avantages. Cependant, elle est limitée par la nature finie de l’existence humaine. Inversement, l’approche décentralisée, bien que plus lourde techniquement et monétairement, est justifiée pour les applications et les ensembles de données critiques dont la permanence doit être garantie institutionnellement, indépendamment de toute entité centrale unique.

L’héritage d’un « contenu conçu pour durer »

Le manifeste This Page is Designed to Last de Jeff Huang est un document essentiel. Il va au-delà d’une simple liste de conseils techniques ; c’est un rappel éthique adressé aux créateurs de contenu indépendant, les sommant d’endosser la responsabilité d’archivistes numériques.

En rejetant la complexité excessive des frameworks et en revenant aux standards stables du W3C (Vanilla HTML/CSS) , Huang propose un antidote pragmatique à la fatigue de maintenance qui décime le contenu web. Ses principes de non-minimisation (P2) et d’utilisation de polices natives (P5) sont une prise de position en faveur de la transparence du code et de la priorité donnée à l’accessibilité à long terme sur l’esthétique immédiate.

Le véritable impact du manifeste réside dans sa capacité à avoir réintroduit la longévité et la maintenabilité comme des critères de conception primaires, même si ces aspirations demeurent « non-courantes ». L’avenir de la permanence du web résidera probablement dans une stratégie mixte : l’adoption de la simplicité architecturale de Huang pour les documents personnels et statiques, combinée aux garanties systémiques offertes par l’archivage décentralisé pour les données critiques. Dans l’attente d’une utopie perpétuelle, le manifeste offre aux créateurs les outils nécessaires pour que leurs pages durent, une action individuelle à la fois.