
Turner m’a toujours fasciné et souvent ému aux larmes. C’est particulièrement le cas pour cette toile, découverte il y a quelques années au Louvre, où la lumière semble pulser au-delà de la matière même. Je suis saisi par cette façon qu’a le peintre de dissoudre les contours, de faire vibrer l’atmosphère jusqu’à ce que le paysage devienne émotion pure, soupir de la nature traduit en couleurs évanescentes. Mais qui est donc cet artiste étonnant dont Edmond de Goncourt écrivait en 1890 : « Il y a parmi ces toiles un Turner : un lac bleuâtre éthéré, aux contours indéfinis, un lac lointain, sous un coup de jour électrique, tout au bout de terrains fauves. Nom de Dieu ! Ça vous fait mépriser l’originalité de Monet et des autres originaux de son espèce. » ?
L’œuvre de Joseph Mallord William Turner (1775-1851) se dresse comme un jalon fondamental dans l’histoire de l’art occidental. Surnommé le « peintre de la lumière », cet artiste britannique est considéré à la fois comme la figure la plus marquante du Romantisme en Angleterre et comme un précurseur audacieux de l’Impressionnisme et de l’art abstrait. Issu d’un milieu modeste, Turner gravit rapidement les échelons de la Royal Academy of Arts, où il est reçu très jeune. Son œuvre, riche de plus de 300 tableaux à l’huile et d’environ 20 000 dessins et aquarelles, témoigne d’une carrière prolifique quasi exclusivement dédiée au paysage.

La singularité de Turner réside dans sa technique expérimentale et novatrice. Grand voyageur et observateur insatiable de la nature, il s’affranchit progressivement des conventions topographiques pour privilégier l’effet atmosphérique et la puissance expressive des éléments. Turner était un maître incontesté de l’aquarelle, dont il transpose la légèreté et la transparence à la peinture à l’huile, notamment dans sa dernière période. Il utilise la matière picturale, souvent appliquée en couches fines ou en empâtements audacieux, pour dissoudre les formes dans un flux de lumière et de couleur. Le sujet s’estompe au profit d’un rendu des vibrations lumineuses, de la brume, de la fumée, ou de l’eau. Sa palette est célèbre pour son usage hyperbolique du jaune et de l’orangé, des teintes qui confèrent à ses toiles un éclat incandescent, évoquant la force du soleil et du feu. Cette approche radicale lui valut des critiques, mais annonce l’importance future de la couleur pour elle-même. Turner ne cherche pas la simple représentation, mais l’immersion émotionnelle dans le spectacle de la nature.
L’œuvre intitulée « Confluent de la Severn et de la Wye » (vers 1845), également connue sous le titre Paysage avec une rivière et une baie dans le lointain, est un exemple emblématique de la phase tardive de l’artiste, où sa liberté artistique atteint son apogée. Le tableau représente une région de la frontière galloise que Turner a visitée. Cependant, l’identification précise du lieu est presque effacée par la vision de l’artiste. Cette œuvre appartient à une série que Turner n’a jamais exposée de son vivant, la considérant probablement comme inachevées. Cette classification est révélatrice, car elle souligne l’audace de leur réalisation, où la recherche n’est pas limitée par la nécessité d’une « finition » conventionnelle.
A l’analyse l’œuvre révèle une composition dominée par la lumière et une palette éthérée. La brume omniprésente, rendue par des touches de blanc, de jaune pâle et de gris légers, estompe les contours et les détails topographiques. La forme des collines lointaines et de l’eau est à peine suggérée, créant une impression de profondeur illimitée et de dissolution de la matière. L’espace n’est plus une structure rigide, mais une atmosphère vaporeuse et insaisissable. Au centre, une zone d’un jaune incandescent semble irradier, agissant comme le foyer émotionnel de l’œuvre. Cette lumière ne provient pas nécessairement d’une source solaire identifiable, mais est l’émanation même de la toile. Turner fait de la lumière le sujet, une force cosmique et spirituelle.
Ce paysage transcende la simple vue pour devenir une expérience intérieure. En réduisant le détail au minimum, Turner ne dépeint pas seulement un lieu, mais l’essence du paysage lui-même, la rencontre tumultueuse entre l’eau et le ciel. Le confluent des deux rivières peut être vu comme une métaphore de la rencontre des forces naturelles, ou de l’union des éléments primordiaux. La liberté avec laquelle la couleur est utilisée, la quasi-absence de lignes définies et la primauté de la lumière sur l’objet annoncent clairement les préoccupations formelles des artistes de la fin du XIXe et du XXe siècle. L’œuvre défie l’attente du réalisme, proposant une vision purement picturale, où l’émotion et la sensation sont les seules vérités.
Confluent de la Severn et de la Wye n’est pas tant une peinture de lieu qu’une peinture de la vision. Turner y capture l’éphémère, l’instantanéité de l’effet lumineux, et nous invite à contempler non pas ce que l’œil voit, mais ce que l’âme perçoit. L’œuvre demeure un témoignage éloquent de la modernité d’un artiste qui a repoussé les limites du visible pour peindre l’invisible.