La parution en 1741 de l’ouvrage intitulé « Clavier-Übung bestehend in einer ARIA mit verschiedenen Verænderungen vors Clavicimbal mit 2 Manualen » constitue un jalon monumental dans la production de Jean-Sébastien Bach pour les instruments à clavier. Quatrième et dernier volet d’une série didactique et spéculative commencée dix ans plus tôt, ce cycle, plus connu sous le nom de Variations Goldberg, se distingue par une architecture d’une rigueur mathématique et d’une élévation spirituelle sans précédent dans l’histoire de la musique occidentale. Au cœur de cet édifice se trouve l’Aria, une pièce liminaire d’une élégance souveraine qui ne sert pas seulement de prélude, mais de matrice génératrice à l’intégralité des trente variations qui lui succèdent. Contrairement à la pratique commune du thème et variations où la mélodie sert de fil conducteur, Bach opère ici une révolution structurelle en fondant son cycle sur la basse fondamentale et la structure harmonique de l’Aria, faisant de l’œuvre une vaste chaconne ou passacaille portée à une dimension métaphysique.
L’énigme de la genèse
La réception historique de l’œuvre est indissociable de l’anecdote rapportée par Johann Nikolaus Forkel dans sa biographie de Bach en 1802. Selon Forkel, l’œuvre aurait été commandée par le comte Hermann Karl von Keyserlingk, ancien ambassadeur de Russie à la cour de Saxe, afin de soulager ses nuits d’insomnie grâce au talent de son jeune claveciniste, Johann Gottlieb Goldberg. Bach aurait été récompensé par un gobelet d’or contenant cent Louis d’or, une somme colossale pour l’époque. Toutefois, la recherche musicologique contemporaine, menée notamment par Peter Williams et Christoph Wolff, remet en question la véracité de ce récit. L’absence de dédicace formelle sur l’édition originale, l’âge de Goldberg au moment de la composition — environ treize ou quatorze ans — et la complexité technique inouïe de l’œuvre suggèrent que Bach a conçu ce cycle comme une démonstration encyclopédique de son art, plutôt que comme une simple commande privée. L’Aria elle-même, par sa noblesse et son caractère introspectif, semble s’adresser davantage à l’esprit du « connaisseur » (Liebhaber) mentionné sur la page de titre qu’à un auditeur cherchant un simple divertissement nocturne.
L’origine de l’Aria pose un problème philologique supplémentaire. Elle apparaît pour la première fois dans le second « Notenbüchlein » d’Anna Magdalena Bach, daté de 1725, bien que la copie soit estimée avoir été réalisée vers 1740. Cette chronologie a conduit certains chercheurs à s’interroger sur l’authenticité de la pièce, suggérant qu’elle pourrait être de la main d’Anna Magdalena elle-même ou d’un compositeur français anonyme. Cependant, l’analyse stylistique et la cohérence entre la basse de l’Aria et les canons complexes du cycle plaident en faveur de la paternité de Jean-Sébastien. L’Aria, dans sa version de 1741, présente une ornementation plus dense et des corrections harmoniques qui témoignent d’un processus de polissage propre au Cantor de Leipzig. Elle incarne une synthèse parfaite entre le « goût français » par ses agréments et le « goût italien » par son mélicisme fluide, s’inscrivant ainsi dans l’idéal esthétique des « goûts réunis ».
Structure harmonique de la matrice
L’Aria se présente comme une sarabande en sol majeur, à trois temps (3/4), dont le caractère est décrit par Forkel comme étant à la fois doux et animé. La sarabande, danse d’origine espagnole raffinée par la tradition française, est caractérisée ici par son allure mesurée et son accentuation fréquente sur le deuxième temps de la mesure. La pièce suit une forme binaire stricte de 32 mesures, divisée en deux sections de 16 mesures avec reprises, une proportion qui définit la structure macro-temporelle de l’œuvre entière. La première section (mesures 1-16) part de la tonique pour aboutir à la dominante (Ré majeur), tandis que la seconde section (mesures 17-32) explore le relatif mineur (Mi mineur) avant de retourner triomphalement à la tonique.
Cette structure de 32 mesures n’est pas fortuite ; elle correspond au nombre total de mouvements du cycle (Aria, 30 variations, Aria da Capo), instaurant un miroir entre l’unité de base et la totalité de l’ouvrage. La basse fondamentale, qui constitue le véritable thème de l’œuvre, est un « ground bass » de 32 notes, où chaque note correspond à une mesure de l’Aria. Cette basse présente une parenté frappante avec d’autres modèles de l’époque, notamment les huit premières mesures de la Chaconne en Sol majeur de Haendel (HWV 442), ce qui suggère que Bach a pu relever un défi compositionnel lancé par son contemporain. Cependant, là où Haendel reste dans une variation ornementale, Bach utilise cette basse comme un squelette pour des constructions contrapuntiques d’une abstraction et d’une densité inégalées.
La rhétorique de l’ornement et la dialectique mélodique
L’une des caractéristiques les plus marquantes de l’Aria est la richesse de son ornementation. Jean-Sébastien Bach a noté méticuleusement chaque agrément — trilles, mordants, appoggiatures, coulés — saturant la ligne mélodique d’une parure qui semble, à première vue, accessoire. Cette pratique a suscité des critiques de son vivant, notamment de la part de Johann Adolf Scheibe, qui accusait Bach d’obscurcir la beauté naturelle de la mélodie par un « excès d’art ». Pourtant, pour Bach, l’ornement n’est pas un ornement au sens moderne du terme, mais une composante essentielle de la ligne mélodique, contribuant à son expression rhétorique et à son caractère affectif. L’Aria incarne ainsi une dualité : une surface mélodique hautement complexe et changeante, et une structure de basse stable et rigoureuse.
Cette ornementation est si dense qu’elle rend parfois difficile la perception immédiate du rythme de sarabande. Elle agit comme un voile jeté sur la structure harmonique. Il est intéressant de noter que dans les trente variations qui suivent, Bach abandonne totalement cette mélodie ornée pour ne conserver que la structure harmonique. Seule la Variation 13 et la Variation 25 (la célèbre « Perle Noire ») retrouvent un caractère d’aria ornée pour la main droite, créant des points de résonance avec la pièce initiale. Cette disparition de la mélodie renforce l’idée que l’Aria est une « idée » plutôt qu’un « thème », une source dont on oublie le visage pour n’en garder que la force vitale.
L’architecture numérique et l’ordonnancement du cycle
L’organisation des trente variations à partir de l’Aria suit un plan d’une symétrie absolue. Elles sont divisées en dix groupes de trois, chaque groupe contenant une pièce de genre, une arabesque virtuose et un canon. Les canons, véritables prouesses d’écriture, progressent de manière scalaire : le premier est à l’unisson (Variation 3), le second à la seconde (Variation 6), et ainsi de suite jusqu’au canon à la neuvième (Variation 27). Ce schéma ternaire reflète non seulement une maîtrise technique souveraine, mais pourrait également porter une charge symbolique liée à la Sainte Trinité, tandis que le nombre dix renvoie aux Dix Commandements.
| Type de variation | Fonction dans le groupe de 3 | Exemples (n° de variations) |
| Pièce de caractère | Danse, Fughetta, Ouverture | 1, 4, 7, 10, 13, 16, 19, 22, 25, 28 |
| Arabesque | Virtuosité, Croisement de mains | 2, 5, 8, 11, 14, 17, 20, 23, 26, 29 |
| Canon | Rigueur Contrapuntique | 3, 6, 9, 12, 15, 18, 21, 24, 27, 301 |
Bach spécifie également l’usage des deux claviers du clavecin pour de nombreuses variations, une exigence dictée par les fréquents croisements de mains qui seraient impraticables sur un seul clavier. Cette dimension physique de l’exécution, où les mains se superposent et se croisent sans se heurter grâce à la disposition des manuels, ajoute une strate de virtuosité chorégraphique à l’œuvre. L’Aria elle-même, bien que jouable sur un seul clavier, instaure une clarté de texture qui sera mise à l’épreuve tout au long du cycle.
L’Aria da Capo et la métaphysique de la circularité
Le retour final de l’Aria après les trente variations constitue l’un des moments les plus poignants de la littérature pianistique et clavecinistique. Bach écrit simplement « Aria da Capo e fine », signifiant que l’interprète doit rejouer la pièce initiale. Cependant, cette répétition textuelle ne peut être une répétition auditive ou émotionnelle identique. L’auditeur, ayant parcouru le dédale des variations, des gigues aux fugues et de la tragédie de la Variation 25 à la fête du Quodlibet, perçoit désormais l’Aria à travers le prisme de cette expérience.
Cette circularité évoque le concept de temps cyclique, une idée chère à la pensée baroque et à la théologie luthérienne. L’œuvre ne se termine pas, elle se referme sur elle-même, suggérant que la fin est un retour à la source. Peter Williams note que si l’Aria initiale est un salut ou une promesse, l’Aria da Capo est un adieu ou une rétrospection mélancolique. Les notes sont les mêmes, mais leur signification a changé ; elles sont devenues le souvenir de tout ce qui a été entendu. Cette dimension psychologique du retour au thème souligne la modernité de Bach, capable d’utiliser une structure formelle archaïque (la chaconne) pour explorer les profondeurs de la perception humaine.
Cette structure en boucle a également des implications sur la performance. Le choix du tempo et de l’ornementation lors de la reprise de l’Aria est souvent débattu : certains interprètes, comme Glenn Gould dans son enregistrement de 1981, optent pour une interprétation plus lente et plus éthérée, marquant ainsi le poids du temps écoulé. D’autres, suivant la lettre du texte, cherchent à recréer l’innocence du début, bien que cette innocence soit devenue impossible pour l’auditeur.
Les Quatorze Canons (BWV 1087)
L’importance de la basse de l’Aria comme fondement spéculatif a été confirmée de manière spectaculaire en 1974 par la découverte, dans l’exemplaire personnel de Bach, de quatorze canons supplémentaires (BWV 1087) écrits sur les huit premières notes de la basse de l’Aria. Ces canons, qui ne faisaient pas partie de l’édition publiée, montrent Bach explorant les possibilités contrapuntiques les plus extrêmes du sujet : canons par inversion, par rétrogradation, par augmentation.
Ces pièces sont souvent présentées comme des énigmes musicales, où Bach ne fournit que le sujet et quelques indices (titres ou signes cryptiques) pour que le musicien déchiffre la solution. L’existence de ces canons prouve que l’Aria n’était pas seulement le point de départ d’un cycle de variations, mais un objet de méditation intellectuelle continue pour Bach durant la dernière décennie de sa vie. Ils relient les Goldberg à d’autres œuvres testamentaires comme L’Offrande musicale ou les Variations canoniques sur « Vom Himmel hoch », confirmant l’obsession du compositeur pour l’unité structurelle dérivée d’un sujet simple.
L’analyse de ces canons révèle une structure symétrique interne : le premier canon, intitulé « Canon simplex », montre que la première moitié du sujet est l’image miroir de la seconde lorsqu’on la lit à l’envers (rétrogradation). Cette perfection mathématique, inscrite au cœur même de la basse de l’Aria, explique pourquoi Bach a pu en tirer un univers aussi vaste et diversifié. La musique devient ici une forme de géométrie sonore, où chaque intervalle est calculé pour permettre des combinaisons infinies.
Perspectives interprétatives et héritage contemporain
L’Aria et ses variations ont connu une renaissance au XXe siècle, après avoir été longtemps considérées comme des curiosités pédagogiques ou des exercices arides. La pionnière de cette redécouverte fut Wanda Landowska, qui réalisa le premier enregistrement intégral au clavecin en 1933, redonnant à l’œuvre ses couleurs baroques et son instrumentation originale. Cependant, c’est Glenn Gould qui, en 1955, propulsa les Goldberg au rang de phénomène de culture populaire avec une interprétation au piano d’une rapidité et d’une clarté révolutionnaires.
Aujourd’hui, l’Aria reste un défi pour tout claviériste, non par sa difficulté technique — elle est techniquement accessible — mais par la maturité qu’elle exige pour rendre justice à sa simplicité apparente. Le choix entre le clavecin, pour lequel l’œuvre a été écrite, et le piano moderne, qui offre des nuances dynamiques inaccessibles à Bach, continue de diviser les spécialistes. L’Aria, sur un piano, permet une mise en relief de la ligne chantante et une gestion du souffle presque vocale, tandis qu’au clavecin, la richesse des harmoniques et la précision de l’attaque redonnent à l’ornementation son éclat originel.
Les interprétations récentes, comme celles de Beatrice Rana, Jean Rondeau ou Emanuel Melchior, témoignent d’une volonté de concilier la rigueur architecturale et la liberté expressive. L’Aria y est traitée avec une attention méticuleuse au détail, cherchant à retrouver, derrière la parure des agréments, la pulsation vitale de la sarabande. Elle demeure la porte d’entrée d’un monde où, selon les mots de Sir Thomas Browne cités par Ralph Kirkpatrick, « il y a en elle quelque chose de la divinité que l’oreille ne découvre pas ».
L’Aria des Variations Goldberg n’est pas seulement une pièce de musique ; elle est un symbole de l’équilibre parfait entre la règle et la liberté, entre la structure et l’ornement. En revenant à elle à la fin de son cycle, Bach ne boucle pas seulement une œuvre, il affirme la permanence de l’ordre au milieu du changement, et offre à l’auditeur un espace de sérénité absolue. Elle reste, près de trois siècles après sa création, l’une des expressions les plus pures du génie de Jean-Sébastien Bach, une œuvre « préparée pour le plaisir de l’âme des amateurs » qui continue de rafraîchir les esprits et d’éveiller l’intelligence musicale.
- La Variation 30 remplace le canon à la dixième attendu par un Quodlibet, une pièce jubilatoire mélangeant des chansons populaires sur la basse de l’Aria. Cette rupture du cycle systématique juste avant le retour de l’Aria souligne le caractère humain et savant de l’œuvre, alliant la spéculation intellectuelle la plus pure au plaisir immédiat de la musique vocale profane. ↩︎
Article écrit à quatre mains avec Hendrik Lorentz, historien de la musique et néanmoins ami.
