« El Desdichado »

Orphée aux enfers

Publié en tête du recueil Les Chimères (1854), « El Desdichado » constitue l’acmé de l’hermétisme de Gérard de Nerval et un sommet incontesté du lyrisme romantique. Ce sonnet, rédigé à la suite des graves crises psychiques qui frappèrent le poète en 1851 et 1853, ne saurait être réduit à un simple épanchement élégiaque. Sa publication, jointe aux Filles du Feu, relève d’un acte littéraire délibéré, conçu par Nerval comme une « défense contre les accusations de folie ».

L’adoption de la structure traditionnelle et rigoureuse du sonnet  est, à cet égard, fondamentale. Face à l’expérience vécue de la dissolution psychique, à cette « identité fragmentée » que le poème explore, Nerval oppose la maîtrise souveraine de la forme. La tension fondamentale de l’œuvre réside dans cette opposition entre le contenu – le chaos, la fragmentation, l’ombre de la folie – et le contenant – la structure fixe, la prosodie maîtrisée, la lucidité évidente de l’artiste. Le poème, par sa densité sémantique et sa musicalité , devient la preuve même de la lucidité reconquise. L’existence du sonnet en tant qu’objet d’art achevé est déjà la victoire qu’il annonce.

L’identité négative (premier quatrain)

L’affirmation inaugurale, « Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé », frappe par sa puissance définitoire. Le poète ne se définit pas par ce qu’il est, mais par ce qu’il a perdu. L’usage des majuscules allégoriques et la cadence ternaire de ces épithètes de privation érigent le manque en statut ontologique. Le « Je » lyrique devient l’allégorie même de la souffrance et du veuvage, s’inscrivant dans la filiation directe d’un « romantisme noir »  où le sujet se forge une identité aristocratique fondée sur le malheur.

Le titre, « El Desdichado », signifiant « Le Déshérité » en espagnol, est un emprunt direct au roman Ivanhoé de Sir Walter Scott. Nerval s’identifie pleinement au « Disinherited Knight », ce mystérieux chevalier en armure noire. Cette identification n’est pas seulement motivée par la chimère d’une ascendance noble perdue, Nerval s’étant cru descendant de familles du Périgord, mais surtout par la perte irréparable de l’amour.

Cette « héraldique » de la ruine se poursuit au vers suivant : « Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie ». Ce vers condense la chimère d’une filiation princière  et le symbole de la chute. La « Tour abolie » est une référence transparente à l’Arcane XVI du Tarot, la Maison-Dieu, qui signifie la catastrophe, la destruction des constructions de l’orgueil humain. L’identité revendiquée par le poète est, dès lors, fondée sur une ruine.

L’image qui clôt le quatrain, « mon luth constellé / Porte le Soleil noir de la Mélancolie », est la véritable clé de voûte symbolique du poème. Sa richesse est plurielle. Sur le plan de l’histoire de l’art, elle trouve son origine visuelle la plus probable dans la célèbre gravure Melencolia I (1514) d’Albrecht Dürer, emblème de la mélancolie saturnienne de l’artiste, paralysé par son propre génie face à l’infinité du savoir.

Toutefois, l’hermétisme nervalien puise plus profondément. Sur le plan ésotérique et alchimique, le « Soleil noir » est la figure même de la Nigredo, l’ « œuvre au noir ». En alchimie, cette étape est le chaos initial, la dissolution, la putréfaction de la matière dans les ténèbres ; c’est une phase mortifère mais absolument indispensable à la régénération future de la matière en or. Philosophiquement, cet oxymore n’est donc pas un simple constat de dépression. Il articule une « négativité » active  ; il est l’expression du « plein par le vide », de la présence par l’absence.

En associant son « luth », symbole de l’artiste, au « Soleil noir », Nerval opère une subversion capitale. Il refuse la stérilité de la mélancolie (telle que représentée par Dürer) pour la redéfinir comme le matériau même de son art. Le verbe « Porte » est ici crucial : le luth n’est pas détruit par le Soleil noir, il le soutient, le brandit tel un blason. La mélancolie n’est plus un pathos (une maladie subie), elle devient une opération (une transmutation alchimique). La poésie devient une alchimie  qui ne nie pas la nuit, mais la « travaille » pour la transmuter.

Le « luth constellé »  est un instrument désormais endeuillé. L’ « Etoile » est le guide, l’idéal. Sa mort est le drame biographique et métaphysique du poète. Sur le plan biographique, cette Etoile est une figure féminine syncrétique, fusionnant l’actrice Jenny Colon (morte en 1842) , Adrienne (l’amour d’enfance) et, plus profondément, la figure primordiale de la mère perdue. Sur le plan symbolique, sa mort signifie la perte de « l’amour pur ». Le poète est déchu de son ciel. Le premier quatrain s’achève ainsi sur un constat de désespoir absolu.

Le labyrinthe identitaire (second quatrain et premier tercet)

Le poème pivote brutalement. Du constat statique (« Je suis »), le poète passe à l’invocation dynamique (« Rends-moi »). Le second quatrain exprime le désir intense d’un bonheur retrouvé. Il s’adresse à une figure consolatrice, « Toi qui m’as consolé » (v. 5) , peut-être une incarnation de l’Etoile défunte ou une autre figure féminine comme Octavia.

Le lieu de ce bonheur est l’Italie, « le Pausilippe et la mer d’Italie ». Le Pausilippe, colline de Naples associée à la tombe de Virgile, est chez Nerval un lieu de plénitude et de réminiscence heureuse. La demande culmine dans le vers 8 : « Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie ». Ce vers est un microcosme symbolique, un motif « surcodé » et récurrent dans l’œuvre de Nerval. Le « Pampre », la vigne, est le symbole de Dionysos, de l’ivresse sacrée et de la connaissance poétique extatique. La « Rose » est le symbole de l’amour, de Vénus ou d’Isis. Leur alliance, déjà célébrée dans Sylvie (« le pampre s’enlace au rosier »), figure l’harmonie perdue, l’union du principe poétique et du principe amoureux. Le poète ne cherche pas seulement un souvenir ; il aspire à restaurer l’Unité primordiale.

Le premier tercet opère une nouvelle bascule, syntaxique et ontologique. La quête de l’identité profonde  s’exprime par le passage de l’affirmation (« Je suis ») à l’interrogation multiple : « Suis-je…? ». L’identité est désormais dispersée, fragmentée ; le poète est en pleine crise identitaire.

Face à cette dissolution, le poète tente de se reconstruire, non pas en choisissant une identité, mais en les fusionnant toutes. Il devient le lieu d’un « syncrétisme mythologique ». La structure interrogative « Suis-je A ou B ? »  est un faux choix. La réponse de Nerval, implicite, est « Je suis A et B ».

« Suis-je Amour ou Phébus ? » : Le « Je » oscille entre Éros, le dieu de la passion, et Phébus-Apollon, le dieu de l’art maîtrisé, de la lumière et de la raison. « …Lusignan ou Biron ? » : Il oscille entre la légende (Lusignan, l’époux de la fée Mélusine ) et l’histoire (Biron, figure de la noblesse réelle ).

Les vers suivants ne résolvent pas l’alternative ; ils l’enrichissent. Le poète est celui dont le « front est rouge encor du baiser de la Reine », l’élu marqué par le sceau du sacré et du maternel (la Reine, figure d’Isis ou de la mère). Mais il est aussi celui qui a « rêvé dans la Grotte où nage la Sirène », l’initié aux mystères de l’inconscient (« Grotte ») et du désir profane, voire dangereux (la « Sirène », figure de l’amante ).

Le poète n’est plus ou l’un ou l’autre ; il est le carrefour de toutes ces identités. C’est en cela que Nerval invente une « nouvelle langue poétique ». Par la « recréation subjective des références », il ne s’agit plus de choisir une identité, mais de devenir le lieu de leur coexistence, définissant ainsi une subjectivité poétique profondément moderne.

La traversée orphique (second tercet)

Le poème atteint son apogée dans le second tercet, qui s’ouvre sur une affirmation triomphale : « Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron ». L’Achéron est le fleuve des Enfers ; la « traversée » est la catabase, la descente aux enfers. Les « deux fois » sont une allusion transparente aux deux crises de folie qui ont failli emporter le poète.

Ici se déploie la « trajectoire orphique » du poème. Nerval s’identifie à Orphée, le poète-musicien qui descendit aux enfers. Mais il opère une subversion décisive du mythe. L’Orphée classique a échoué : il s’est retourné et a perdu Eurydice une seconde fois. Le poète nervalien, lui, se proclame « vainqueur ». Sa victoire est celle de la « poésie victorieuse du malheur et de la fatalité ».

Comment comprendre cette victoire ? La folie est assimilée à l’enfer. L’ « Etoile » (Eurydice) est déjà morte, et le poète ne cherche pas à la ramener. La descente n’a pas pour but de récupérer l’objet perdu, mais de se récupérer soi-même du néant. La victoire de Nerval n’est pas d’avoir évité la folie ; la victoire est l’écriture du poème. La « remontée » (l’anabase) n’est pas un retour à la raison ordinaire, c’est la « mise en récit » de la descente. En écrivant El Desdichado, Nerval transmute l’expérience brute et terrifiante de la dissolution psychique en un objet symbolique, maîtrisé et beau. Il devient l’Orphée moderne, non pas celui qui charme la mort, mais celui qui transmute la mort intérieure en Art.

Cette transmutation est signifiée par une substitution d’instrument. Le « luth constellé » (v. 3), instrument du troubadour, portait passivement le « Soleil noir ». C’était l’instrument de l’élégie, de la plainte, de la mélancolie subie. À l’inverse, la « lyre d’Orphée » (v. 13), instrument du poète-dieu , module et contrôle le chant. C’est l’instrument de la poésie victorieuse, l’outil de la transmutation alchimique. Le poète n’est plus la victime de la Mélancolie ; il en est devenu le maître-alchimiste.

Le poème s’achève sur la résolution de toutes les tensions identitaires : « Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée / Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée ». La « Sainte » (le sacré, le maternel, la « Reine » ) et la « Fée » (le profane, l’érotique, la « Sirène », Mélusine ) ne sont plus en opposition (le « ou… ou… » du premier tercet). Elles sont désormais unies par la conjonction « et » et harmonisées « tour à tour » par l’art poétique. Le poète-Orphée, grâce à sa « lyre », crée une « unité harmonieuse » à partir des fragments de son « je éclaté », transformant la douleur en beauté. La chimère, cette alliance des contraires, est domptée et devient le chant poétique lui-même.

L’avènement du poète-initié

« El Desdichado » accomplit la trajectoire qu’il décrit. Le poète, qui s’annonçait comme le « Déshérité » absolu, achève sa quête. Il n’est plus le chevalier déchu, il est l’Initié qui a traversé l’épreuve alchimique du « Soleil noir » (la Nigredo) et en est revenu « vainqueur ».

Le sonnet transcende ainsi l’élégie personnelle  pour devenir un véritable Art Poétique. Il fonde le mythe du poète moderne. La modernité poétique, telle que Nerval la définit ici, ne consiste plus à décrire le monde extérieur, mais à plonger dans la « nuit du Tombeau » (v. 5), à affronter les monstres de l’inconscient (les « Chimères »), et à en rapporter un verbe nouveau, hermétique et syncrétique. En devenant l’Orphée victorieux de sa propre fragmentation, Nerval affirme que la poésie n’est pas un simple ornement de l’existence : elle est une expérience, une voie de connaissance et une force de salut capable de restaurer l’unité de l’être menacé de dissolution.