La Marche de Radetzky

Vienne 1890

📚 « La Marche de Radetzky« , roman de Joseph Roth, publié en 2013 aux Editions du Seuil.

L’œuvre magistrale de Joseph Roth, La Marche de Radetzky, publiée en 1932, se dresse comme un monument crépusculaire au cÅ“ur de la littérature européenne du XXe siècle. Ã‰crit dans l’ombre portée de l’ascension du national-socialisme et depuis un exil qui ne disait pas encore son nom, ce roman ne se contente pas de retracer la chute de l’Empire austro-hongrois ; il en propose une autopsie poétique et ontologique. Pour le lecteur contemporain cet ouvrage constitue le réceptacle d’un univers disparu, celui de la « felix Austria », dont le morcellement fut scellé par le traité de Saint-Germain-en-Laye en 1919. Roth, fils de cette Galicie orientale aux confins de la monarchie, porte en lui la blessure de l’apatride, faisant de son récit une méditation sur la perte d’ancrage et la décomposition des structures qui, autrefois, semblaient éternelles. Ã€ travers le destin de trois générations de la famille Trotta, le romancier déploie une fresque où l’intime et l’historique s’entrelacent dans un mouvement de chute irrésistible, rythmée par les accents de la célèbre marche de Johann Strauss I.

Le crépuscule d’un empire

L’écriture de La Marche de Radetzky s’inscrit dans un moment de bascule civilisationnelle. Lorsque Joseph Roth publie son roman à Berlin en 1932, il est déjà un journaliste de renom, un observateur lucide des spasmes de la République de Weimar. Son dégoût pour le modernisme agressif et le nihilisme montant le pousse à se tourner vers le passé, non par simple nostalgie, mais pour y chercher la cohérence d’un monde où l’individu possédait encore une place définie. Né en 1894 à Brody, une petite bourgade juive de Galicie, Roth a grandi dans cette mosaïque de peuples et de langues qui constituait l’essence même de l’Autriche-Hongrie. Son éducation, entre l’allemand, le polonais et l’hébreu, reflète cette multiplicité qu’il s’efforcera de reconstruire par le verbe. Le roman naît ainsi de la tension entre le conteur juif pétri de traditions, l’ancien engagé volontaire de la Grande Guerre et le chroniqueur désabusé d’un présent en proie à la barbarie.

La technique narrative adoptée par Roth dans cet ouvrage témoigne d’une maturité exceptionnelle. Abandonnant le style factuel de ses premières Å“uvres, il opte pour une distanciation épique qui lui permet de traiter l’histoire comme un processus organique de vieillissement. Le narrateur se positionne comme un témoin survivant, parlant depuis « l’autre rive » du gouffre temporel, ce qui infuse chaque page d’un savoir mélancolique. Cette posture permet d’opérer des prolepses ironiques, annonçant la ruine au milieu de la splendeur, et de transformer les personnages en figures tragiques conscientes de leur propre obsolescence. Roth s’inscrit ainsi dans le sillage de l’impressionnisme viennois, privilégiant l’atmosphère et la quintessence sensible d’un monde à l’exhaustivité didactique. Contrairement à Stefan Zweig, dont Le Monde d’hier propose une fresque culturelle globale, Roth choisit une focalisation étroite sur une lignée de soldats et de fonctionnaires, faisant de leur déchéance la métonymie de l’effondrement impérial.

Un acte héroïque pour « péché originel »

Bataille de Solferino

Le récit s’ouvre sur la bataille de Solferino en 1859, point de rupture où le destin de la famille Trotta bascule dans l’irréalité du titre nobiliaire. Joseph Trotta, un modeste lieutenant d’infanterie d’origine slovène, sauve la vie du jeune empereur François-Joseph par un geste instinctif. Cet acte de bravoure, loin d’être une bénédiction, devient le péché originel de la lignée. En étant anobli sous le nom de Baron Trotta von Sipolje, l’ancien paysan est arraché à ses racines sans pour autant trouver sa place dans l’aristocratie viennoise. Son propre père, resté simple roturier, ne peut plus voir en lui qu’un supérieur social, brisant ainsi la fluidité des relations filiales. Cette élévation sociale est vécue comme un déracinement brutal, marquant le début d’une aliénation qui ne fera que croître au fil des générations.

L’épisode central du premier livre réside dans la confrontation du premier baron avec la falsification de son exploit par l’appareil d’État. En découvrant que les manuels scolaires ont transformé son geste en une légende héroïque, l’officier de cavalerie remplaçant le fantassin, le baron est pris d’une profonde répulsion. Pour cet homme dont l’éthique repose sur une intégrité paysanne, le mensonge patriotique est une souillure. Sa tentative de rétablir la vérité auprès de l’empereur se heurte à une réalité politique cynique : la monarchie a besoin de mythes pour survivre, non de faits. François-Joseph, dans sa sagesse lasse, ordonne de supprimer l’épisode du livre plutôt que de le corriger, préférant le néant à la vérité. Ce refus de l’histoire réelle au profit du symbole scelle le destin des Trotta, condamnés à vivre dans l’ombre d’une légende évidée de sa substance. Le premier baron finit par se retirer, déçu par un système qui préfère la propagande à l’honneur individuel, préfigurant ainsi le désenchantement de ses descendants.

Franz von Trotta ou la pétrification de l’ordre bureaucratique

La deuxième génération, représentée par le fils du héros, le préfet Franz von Trotta, incarne l’apogée de l’intégration impériale et, simultanément, le début de sa momification. Interdit de carrière militaire par son père, il devient haut fonctionnaire en Moravie, dévoué corps et âme à l’administration habsbourgeoise. Sa vie est une mécanique de précision, réglée par des rapports, des audiences et des déjeuners dominicaux immuables. Pour lui, l’Autriche-Hongrie n’est pas une entité politique, mais un ordre naturel, une extension de la création divine dont l’empereur est le centre immuable. Sa langue même témoigne de cette mutation identitaire : il a abandonné l’allemand rude de ses ancêtres pour le « parler nasal » de la haute bourgeoisie, signe d’une assimilation réussie mais desséchante.

Pourtant, cette solidité bureaucratique cache un vide existentiel profond. Le préfet vit dans un monde où les sentiments sont étouffés sous le poids des conventions et d’un honneur rigide. Sa relation avec son fils, Carl Joseph, est marquée par une absence de communication tragique, reflet du patriarcat austro-hongrois où l’autorité remplace l’affection. Les silences entre le père et le fils sont plus éloquents que leurs rares dialogues, chaque échange étant médiatisé par le protocole ou la figure absente du grand-père. Franz von Trotta finit par devenir une figure de cire, vivant « après la fin du monde » sans s’en rendre compte, protégé par les murs de sa préfecture contre les rumeurs de la modernité et les premiers craquements de l’édifice impérial. Il est le gardien d’un temple que les fidèles ont déjà déserté, assurant le maintien d’un culte vide par pure habitude de service.

Carl Joseph ou la figure de l’officier

Le petit-fils, le lieutenant Carl Joseph von Trotta, est le témoin impuissant de l’épuisement de la lignée. Projeté dans la cavalerie pour satisfaire un atavisme qu’il ne possède pas, il se révèle être un officier sans flamme, écrasé par le portrait du « héros de Solferino » qui trône dans le bureau paternel. Sa vie de garnison n’est plus faite d’héroïsme, mais d’ennui, de dettes de jeu et d’alcoolisme. Carl Joseph incarne la dissolution du sujet dans un système qui ne propose plus d’horizon. Pour lui, le code de l’honneur est devenu un piège absurde, comme en témoigne le duel où son ami, le docteur Demant, trouve la mort pour une insulte imaginaire. Ce duel, sommet d’inanité sociale, dépouille Carl Joseph de ses dernières illusions sur la noblesse de son état.

Cherchant une issue à cette vacuité, Carl Joseph demande sa mutation dans l’infanterie et se fait envoyer aux confins de l’empire, près de la frontière russe. Ce mouvement vers la périphérie galicienne est une tentative de retour aux sources, un désir de se fondre dans la masse des paysans slovènes dont il est issu. Mais le retour en arrière est une illusion romantique. En Galicie, il ne trouve que le marasme et une forme de mélancolie qui le pousse à l’autodestruction lente par le schnaps. Sa chute n’est pas spectaculaire ; elle est faite de jours mornes et d’hébétude, jusqu’à ce que la Grande Guerre vienne mettre un terme à son existence inaccomplie. Sa mort, survenue en allant chercher de l’eau pour ses soldats, est à la fois dérisoire et profondément humaine, marquant la fin d’une aristocratie qui n’a jamais su s’ancrer dans le réel.

L’oeuvre de Strauss en fond sonore

La musique, et plus particulièrement la composition de Strauss1, agit comme le fil conducteur et le métronome du roman. Jouée chaque dimanche par l’orchestre militaire sous les fenêtres des Trotta, la marche symbolise la permanence et la grandeur des Habsbourg. Cependant, Roth utilise cette mélodie de manière polyphonique et ironique. Pour le premier baron, elle était le rappel d’un honneur guerrier tangible ; pour le préfet, elle est un rituel rassurant ; pour Carl Joseph, elle devient un son grinçant, le rappel d’une gloire qu’il est incapable de porter. La technique du leitmotiv permet à Roth de montrer comment un même signe peut se vider de son sens au fil du temps, passant de la célébration à la parodie involontaire.

L’impact de la musique sur la population est décrit avec une précision sociologique et poétique. La marche crée une illusion de mouvement et de but chez des citoyens en réalité immobiles et passifs. Elle anesthesie les consciences, transformant la stagnation impériale en une « apocalypse joyeuse ». Mais à mesure que l’empire se fissure, la musique change de tonalité. Lors de la fête régimentaire finale, l’annonce de l’attentat de Sarajevo interrompt brutalement les réjouissances. Le contraste entre la légèreté des valses et la brutalité de la mort historique marque l’arrêt définitif de la « machine » habsbourgeoise. La marche, autrefois ciment de l’unité impériale, n’est plus qu’un écho dérisoire face au vacarme des canons qui s’apprêtent à démembrer l’Europe.

Géopoétique des confins

Le paysage de la Galicie, avec ses marais et ses brumes, constitue le décor privilégié de la décomposition impériale. Dans les chapitres consacrés à la garnison frontalière, le marais devient une métaphore de l’inertie et de l’oubli. C’est un lieu où l’autorité de Vienne s’effiloche, où les hiérarchies se dissolvent dans l’alcool et le jeu. Roth décrit avec une sensualité morbide cette terre humide qui semble absorber les ambitions et les identités. La frontière n’est pas seulement une limite géographique ; c’est un espace métaphysique où se côtoient espions, déserteurs et mystiques, loin de l’ordre amidonné du centre.

Pour Carl Joseph, la Galicie est le lieu d’une rencontre avec l’Autre, incarné par des personnages comme le comte Chojnicki ou l’agent Kapturak. Chojnicki, aristocrate désabusé et prophète de malheur, est le premier à nommer l’inévitabilité de la chute. Il voit dans l’empire une « tour de Babel » condamnée par la résurgence des égoïsmes nationaux. Le marais galicien agit comme un révélateur : il dépouille les officiers de leurs uniformes rutilants pour les confronter à leur solitude fondamentale et à leur peur de la mort. Cette poétique du lointain permet à Roth d’ancrer son récit dans une réalité charnelle, loin des abstractions administratives, et de montrer que l’empire meurt par ses bords avant de s’effondrer en son cÅ“ur.

La figure de l’Empereur

François-Joseph n’est pas un personnage historique classique dans le roman de Roth, mais une entité quasi religieuse. Présenté comme une « tige oubliée » par la mort, sa longévité extraordinaire semble suspendre le cours du temps et garantir la pérennité de l’ordre établi. Pour les personnages principaux, il est l’alpha et l’omega, le père symbolique qui justifie leur existence et leurs sacrifices. Roth utilise une technique de focalisation qui alterne entre la vision mythifiée qu’en ont ses sujets et la réalité d’un vieillard cacochyme, prisonnier d’un protocole qui le dépasse. L’empereur est conscient de l’obsolescence de son pouvoir, mais il continue de jouer son rôle avec une résignation héroïque, distribuant des grâces et des punitions sans grande conviction.

Cette mythification du souverain est le cÅ“ur du drame habsbourgeois. En transformant le politique en un fait de nature, les sujets de l’empire se privent de toute capacité d’action historique. L’Autriche-Hongrie devient ainsi une construction éternelle dans l’imaginaire des Trotta, ce qui rend son déclin d’autant plus incompréhensible et tragique. Lorsque François-Joseph meurt en 1916, c’est tout un système de représentations qui s’effondre. Sa disparition marque la fin de l’unité au profit de la multiplicité chaotique, laissant ses fidèles dans un orphelinat métaphysique total. Roth montre avec subtilité comment la figure impériale, en voulant figer le temps, a fini par rendre la catastrophe inévitable et irréparable.

L’identité juive

Bien que l’identité juive de Joseph Roth ne soit pas explicitement au centre de La Marche de Radetzky, elle infuse chaque thématique du roman, notamment celle de la loyauté et du déracinement. Pour l’écrivain, comme pour beaucoup d’intellectuels juifs de sa génération, l’Empire austro-hongrois représentait l’ultime rempart contre les nationalismes ethniques et l’antisémitisme montant. La figure de l’empereur était celle du protecteur suprême, garant d’un espace supranational où l’on pouvait être à la fois patriote et citoyen du monde. Le destin des Trotta, ces paysans slovènes devenus aristocrates, est une métaphore de l’assimilation juive : une ascension sociale qui se paie au prix d’une perte de racines et d’une vulnérabilité accrue face aux tempêtes de l’histoire.   

Roth décrit avec une tendresse particulière les communautés juives de Galicie, les voyant comme les derniers véritables sujets de l’empereur. Lors d’une rencontre entre François-Joseph et une délégation juive, le dialogue révèle une compréhension mutuelle fondée sur le respect des traditions et la peur partagée du chaos moderne. Contrairement aux nouvelles nations qui cherchent à s’affirmer par l’exclusion, l’empire de Roth est une « arche de Noé » qui tente de préserver une certaine idée de l’humanité. La disparition de cette structure laisse les Juifs, et avec eux des personnages comme les Trotta, dans un état d’errance et d’étrangeté irrémédiable, préfigurant les catastrophes de l’entre-deux-guerres.

Une esthétique de la finitude

La Marche de Radetzky s’impose comme une Å“uvre de transition entre le roman réaliste du XIXe siècle et les préoccupations existentielles de la modernité. Joseph Roth y déploie un style d’une précision chirurgicale, capable de saisir l’infime détail d’un uniforme tout en évoquant l’immensité d’un désastre historique. Son écriture procède par fragmentation et par atmosphères, refusant les grandes explications causales pour privilégier le ressenti d’une fin irrémédiable. Cette « esthétique de l’épuisement » fait de la narration un acte de résistance contre l’oubli, une tentative de sauver par le verbe ce que l’histoire a condamné au néant.   

Le roman de Roth demeure d’une actualité troublante. À travers l’histoire d’une famille qui meurt avec son monde, il nous parle de la fragilité des constructions humaines et de la persistance des mythes face à la réalité brute. Les Trotta ne sont pas seulement des personnages de fiction ; ils sont les ombres de nous-mêmes, égarés dans des systèmes qui nous dépassent et cherchant désespérément un sens à nos actes dans un temps qui se dérobe. En refermant cet ouvrage, le lecteur reste hanté par l’image de cet empereur solitaire et de ces officiers alcooliques, derniers gardiens d’une civilisation qui a préféré s’éteindre en musique plutôt que de se confronter à son propre vide. Roth a ainsi réussi le tour de force de transformer une défaite politique en une victoire littéraire intemporelle, faisant de la chute de l’Autriche-Hongrie le miroir de notre propre finitude.

  1. Radetzky-Marsch, opus 228. ↩︎