Le risque de vivre !

Avenir incertain

Un avenir trop incertain me dit-on cent fois, décourage la jeunesse de former des projets, de se marier, de faire naître, tant elle ignore ce que la vie fera de ses désirs. Les nouvelles générations ont donc les épaules chargées d’un préjudice aussi affreux qu’inédit : l’incertitude du futur !

Ils gémissent. Je ris : vous en connaissez, vous, des avenirs certains ? Mes jeunes angoissés ne se démontent pas : parbleu ! Les fils jadis héritaient de leur père, dans un pays presque tout agricole. Même gagne-pain, même maison, mêmes croyances, même déroulement de la vie, même platane au milieu de la cour. J’imagine le jeune paysan, devant ses sillons nus, gonfler sa poitrine au Jour de l’An, 1869 ou 1914 par exemple : l’avenir est à moi ! L’avenir est à nous, répétaient-ils tous — selon vous — entre deux disettes, deux épidémies, deux récoltes perdues, entre un accident de chasse et une chute de cheval. Quel homme au gain moins assuré que le paysan, mais c’est toujours à lui que l’on envie le privilège de la sécurité…

Même la difficulté de trouver du travail, pénible, mais pour la plupart passagère, est peu de chose à côté de ce destin hasardeux où la survie dépendait de l’alliance d’un effort sans relâches et du caprice du destin.

Il y a bien de la confusion dans les têtes. Nous voudrions que l’avenir obéisse à la règle du passé, qu’il soit déjà tout fait avant que d’être, et que le temps ne soit qu’une mécanique qui nous renvoie sous forme de réalités ce que nous avons déposé sous forme de désirs. Nous demandons appui au futur, qui, par définition, n’existe pas ; et sur nous-mêmes, en qui palpitent sang et forces, nous ne comptons pas ? Étrange fuite de soi.

Supposons pourtant que nous soyons exaucés. Une bonne fée s’est penchée sur mon berceau ; elle a nom Assurance. Elle a mis dans ma main une petite clé en or qui m’ouvrira tout : métier, maison, famille, tranquillité, pour toujours. La vie, me susurre-t-elle, est un droit et une jouissance. Suis-je content ?

La diablesse ! Qu’a-t-elle fait ? Ses arrangements m’incarcèrent ses précautions tuent ma liberté, anéantissent mes étonnements, effacent jusqu’à mes refus et mes rêves. Vivre, c’est respirer à ciel ouvert, se battre avec ses frayeurs, payer de soi-même, courir le risque, se lancer à corps perdu dans l’océan d’incertitude qui fait toutes choses possibles. La vie est belle parce qu’impénétrable, grande parce que terrible. J’y veux jouer loyalement ma partie, en un mot y être moi. Je jette la petite clé.

Victor Hugo nous dit que Dieu a accordé deux faveurs à l’homme : l’espérance et l’ignorance ; et que, des deux, l’ignorance est la plus grande. Il a raison. La meilleure réponse que donne l’avenir à ceux qui l’interrogent est de ne pas répondre : quel hommage rendu à notre dignité, ce silence !